La Haine
Matthieu Kassovitz, en réalisant « La Haine« , a voulu faire un film à part. Pas juste pour dire qu’il avait fait quelque chose de différent. Tout le monde s’accorde à dire que les banlieues baignent dans un malaise certain, mais dès qu’on en parle, c’est un lever de drapeau auprès des gens bien-pensants. Avec un très mauvais « Ma 6-T Va Crack-er », ça se comprend aisément.
Mais avec le film de Kassovitz, on passe dans la cour des grands. On ne regarde plus un sketch minable interprété par quelqu’un qui a *étudié* le malaise social, on assiste au « documentaire » d’un connaisseur. De plus, du point de vue technique, c’est du très beau travail.
Le scénario est tellement naturel qu’on a l’impression qu’il n’y en a pas. Comme si Kassovitz avait pris sa caméra pour faire de la télé-réalité ou montrer la réalité de l’intérieur. On s’immerge complètement dans une banlieue en plein émoi. Ceux qui accusent le film de vouloir dédramatiser, voire justifier, les actes des jeunes de banlieue, se trompent lourdement. En effet, c’est la banlieue elle-même qui rejette et condamne les actes de quelques fauteurs de troubles. Des « voyous » font du bruit? C’est un banlieusard qui, de sa fenêtre, leur hurle de faire moins de bruit. D’autres (de vrais voyous, cette fois) incendient des voitures et une salle de sport (celles des « leurs ») pour « venger » leur copain Abdel Icha, et c’est un banlieusard, Hubert, qui dénonce leur geste. Ce que dit Kassovitz dit, c’est « Nous aussi avons des droits, prenez la peine de nous écouter » (« Le monde est à Nous »).
L’exploration d’une journée typique en banlieue ne peut se faire qu’à travers ceux qui l’habitent. Lorsque les médias, avides de croustillant, s’y essaient, la tentative se solde par un échec (cfr la journaliste qui demande aux « héros » avec « tact et intelligence » s’ils ont pris part aux émeutes). Nos guides s’appellent donc de leurs vrais prénoms (ça fait plus authentique?) Hubert, Vinz et Saïd, et nous montrent la banlieue entre ses murs, dans ses couloirs et escaliers, en bas de ses immeubles et surtout, dans son absence de centres d’activités. Difficile, passé le cap de l’enfance, de s’inventer des occupations dans une « forêt de béton ». L’ennui est réel, il est palpable. On le reconnaît immédiatement pour l’avoir goûté un jour ou l’autre où l’on n’avait rien à faire. Et pourtant, en dépit de tout, beaucoup veulent s’en sortir (« Faut qu’je pars d’ici », déclare prophétiquement Hubert à sa mère), même s’ils empruntent des voies détournées pour y parvenir (Darty qui recèle, Hubert qui deale pour payer le gaz). Le tout filmé en noir et blanc, pour renforcer l’impression de monotonie. Après tout, le béton, c’est ça aussi.
Les dialogues empruntent à la banlieue ce qu’elle a de plus personnel: un langage qui lui est propre, panaché d’argot, de verlan et d’arabe. Il s’applique à tous les sujets, du plus léger (« Surprise Sur Prise ») au plus grave (le passage à tabac d’un étranger par des policiers… disons trop zélés, et les conséquences de l’usage de la violence). Les personnages centraux font tous « couleur locale », et on rappelle leur condition en les mettant en vis-à-vis avec un tout autre milieu (cfr. le vernissage). Indéniablement une culture différente, mais est-elle moins digne que celle de Neuilly?
SI certains pètent les plombs (Vinz), leurs compagnons (Saïd et Hubert) sont là pour les remettre dans le droit chemin. Comme dans toutes les guerres, des innocents sont sacrifiés, et c’est finalement le plus réfléchi des protagonistes, Hubert, qui en fait les frais. Ce n’est pas par hasard que la moralité de l’histoire est prononcée de sa bouche. « Jusque ici, tout va bien », répète-t-il. Pourtant, il devine ce qui l’attend si rien ne change. La banlieue se cherche des héros et les trouve en elle-même (DJ Cut Killer, à sa fenêtre). Elle possède les capacités pour s’en sortir, il lui manque les moyens (Hubert qui cherche des subventions pour la salle, afin de donner une raison de vivre à quelques-uns). Prisonnier du système qu’il essaie désespérément de changer de l’intérieur, celui-ci refuse de le laisser s’échapper (« Je croyais que tu avais arrêté de fumer » – « Je le croyais aussi »).
CE ne sont là que quelques pistes de réflexion sur le film. Que tous ceux qui daubent ce film prennent la peine de le regarder sans dédain; ils y trouveront alors beaucoup de sens. C’est le mot « génie » qui définit le mieux la présentation du mal des banlieues par Kassovitz. Sans verser dans la violence gratuite, il la présente, assortie de la lueur d’espoir qui fait défaut aux autres films sur le même thème. Si la fin n’est pas heureuse, que « l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage », le message n’en est pas pour autant « No future ». Des innocents et des coupables meurent (Abdel, Vinz/le flic ripou), des innocents paient pour les erreurs des autres (Hubert). Mais au final, tout n’a pas disparu, le plus neutre reste (Saïd) et gardera tout en mémoire pour qu’on ne connaisse « plus jamais ça ».